Gros mot associé au grand âge, la dépendance fait débat. Car qui dit dépendance dit prise en charge et donc coût. Au-delà de l’enjeu épineux du financement, la dépendance représente un défi de taille pour nos sociétés vieillissantes et interroge notre capacité à traduire la solidarité en actes.
C’est un gros mot qui cristallise tous les maux du vieillissement. A tel point que le psycho-gérontologue Alain Koskas, président de la Fédération internationale des associations des personnes âgées (FIAPA) et Pascal Champvert, président de l’Association des Directeurs au service des Personnes âgées (AD-PA), ont contribué à un avis pour remplacer ce fâcheux terme de "dépendance" par celui, moins injurieux, de "vulnérabilité".
"C'est un mot très violent : quand on dit à une vieille dame qu'elle est dépendante, on lui signifie qu'on va décider pour elle de ce qui est bien ou pas, qu'on ne lui demandera pas son avis", explique Pascal Champvert, directeur d'Ehpad et président de l'AD-PA¹.
On évitera donc de parler de "lutte contre la dépendance" pour évoquer le "soutien à l’autonomie". On dira "vulnérable" plutôt que "dépendant.e", tandis qu'un guide du bien-vieillir élaboré par un groupe de maisons de retraite propose de substituer "perte d’autonomie" à "dépendance"². Mais au-delà de la bataille des mots, de quoi la dépendance est-elle le nom ?
La dépendance, problème par excellence ?
Synonyme de déclin, porteuse de tous les motifs de désolation dont la vieillesse serait à l’origine (dégradation, démence, décadence, déficience, déambulation, dégénérescence, détérioration, dépérissement, décrépitude, déchéance… sans oublier l’horizon désolant du décès !), la dépendance fait peur. C’est ce même "d" désobligeant qu’on trouve à la fin d’un autre gros mot : l’Ehpad, acronyme pour "Etablissement d’hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes".
D’après la loi du 24 janvier 1997 tendant à mieux répondre aux besoins des personnes âgées, la dépendance se définit comme "l'état de la personne qui a, outre les soins qu'elle reçoit, besoin d'être aidée dans le cadre de l'accomplissement des actes essentiels de la vie ou requiert une surveillance régulière"³. Etat mesuré en fonction d’une grille médicale dite "AGGIR" (Autonomie Gérontologie Groupe Iso Ressources⁴), allant d’une échelle de 1 à 6 en fonction du degré d’autonomie de la personne et ouvrant droit à une aide financière administrée par les départements pour les publics les moins autonomes, compris entre les GIR 1 et 4 – l’APA ou "Allocation Personnalisée d’Autonomie".
Plus la personne âgée aura besoin d’aide pour accomplir des actes dits "essentiels de la vie quotidienne" comme s'habiller ou se déshabiller, faire sa toilette, se repérer dans l’espace et le temps, communiquer verbalement et/ou non verbalement… plus elle se rapprochera des GIR 1 ou 2, correspondant au degré d’autonomie le plus faible.
Car qui dit perte d’autonomie, dit prise en charge et donc dépense. C’est ici que commence l’épineux débat sur la dépendance, cristallisé autour de la question du financement. Comment couvrir les besoins croissants liés à la perte d’autonomie, dans un souci d’équité à la fois intergénérationnelle, intragénérationnelle et territoriale, comme le préconise le rapport Libault⁵ ? Comment assurer une meilleure couverture des dépenses pour limiter le reste à charge des usagers ou de leur famille et répondre aux nouveaux besoins d’accompagnement ? Quelle politique de soutien aux aidants proches, ces quelque 4 millions d’individus qui apportent une aide régulière à une personne de 60 ans ou plus, souvent en raison des liens familiaux qui l’unissent à l’aidé.e, qu’il s’agisse par exemple d’un parent ou d’un.e conjoint.e⁶ ?
D’après le rapport Libault, le coût de la dépendance représenterait 1,4% du PIB en 2014, soit 30 milliards d’euros, dont 79% de dépenses publiques et 21% à la charge des ménages. Sans tenir compte du travail informel des proches aidants, estimé entre 7 et 18 Milliards d’euros. L’augmentation du nombre de personnes âgées, liée notamment au vieillissement des baby-boomers dont les premières générations atteindront l’âge symbolique de 85 ans en 2030, fait craindre une hausse de la dépense publique associée au nouveau risque de la dépendance. D’où les débats sur la création d’un cinquième risque de la Sécurité sociale et sur la tant attendue "Loi grand âge et autonomie", annoncée pour 2019 et reportée à la Saint Glinglin, la faute au Covid.
La dépendance ou la mort
En réalité, cette approche de la vieillesse sous l’angle de la dépense-dépendance est récente. Alors que le rapport Laroque de 1962 posait les bases d’une "politique de la vieillesse" en insistant sur la nécessité, pour les personnes âgées désignées comme "des hommes et des femmes comme les autres"⁷, de conserver leur place dans la société, la fin des 30 glorieuses et les difficultés économiques qui s’ensuivent conduisent à un changement radical de paradigme, restrictions budgétaires obligent.
A partir des années 1980, "on s’éloigne de la gérontologie sociale prônée par le rapport Laroque au profit d’une approche plus médicale de la vieillesse de plus en plus considérée sous l’angle des incapacités et de la dépendance. La vieillesse (…) est désormais considérée sous le jour de l’invalidité"⁸. Alors que l’allongement de la durée de la vie et en particulier de l’espérance de vie en bonne santé, ont pu être considérés comme des indicateurs de richesse voire comme des avancées civilisationnelles majeures, la médicalisation de la vieillesse conduit à "renvoyer les personnes qui vieillissent mal au seul statut de personne malade"⁹.
Comme le souligne l’anthropologue Bernadette Puijalon, spécialiste des enjeux du vieillissement : "Depuis le début des années 1980 (…) la vieillesse promise à la majorité d’entre nous n’est plus appréhendée comme une victoire remportée sur l’adversité, mais comme un problème social à gérer. (…) L’approche la plus fréquente consiste à évaluer les incapacités des personnes concernées à partir de grilles de mesure, à apprécier l’aide nécessaire et à en déterminer le coût, méthode gestionnaire qui stigmatise et marginalise ceux qui en sont l’objet" ¹¹.
De la dépendance à l’interdépendance
Or, dans un contexte de vieillissement de la population et de crise sanitaire tendant à aggraver le problème, la question posée est précisément celle de la place accordée aux personnes âgées dans la société. C’est l’angle mort d’une approche gestionnaire de la vieillesse, qui occulte le fait que dans la dépendance se construit, aussi, une relation d’interdépendance : "De la naissance jusqu’à la mort, la vie humaine est (…) impensable sans le lien de dépendance réciproque qui relie les générations les unes aux autres à travers l’histoire"¹².
Changer de regard sur la dépendance pour y voir, plus qu’un surcoût, l’opportunité de construire une société solidaire, devient une condition nécessaire pour relever le défi civilisationnel de la dépendance : "Car au-delà des chiffres, n’ayons pas peur de le dire, l’accompagnement de la dépendance est aussi un enjeu civilisationnel. Quelle place laissons-nous à nos aînés, ceux qui ont contribué à construire le monde dans lequel nous vivons ?", interroge une tribune publiée dans Les Echos¹³. Si la dépendance porte en elle la promesse d’une société solidaire, elle fait aussi craindre le scénario contraire. Saurons-nous être à la hauteur ? Avis aux commentaires et témoignages, quel que soit votre âge :)
Pour aller plus loin :
Sources :
⁶ CNSA
Merci pour cet éclairage et cette distinction entre dépendance et autonomie... On peut donc être dépendant (avoir besoin d'aide pour accomplir une action disons) ET autonome (rester libre dans ses choix, envies, décisions...)
La dépendance et la perte d'autonomie sont parfois englobées par facilité, faiblesse, fatalisme..Si une personne sait ce qu'elle veut et a besoin d’être aidée pour accomplir ce dont elle a besoin, envie ou désire, elle est dépendante mais toujours autonome. On peut être dépendant à tout âge. La dépendance ne justifie pas de se laisser confisquer son autonomie et, tant que l'on peut, on doit se battre pour elle.